APRÈS SA QUARANTIÈME MORT, HERGAL S’ÉTAIT CHOISI UN NOUVEAU CORPS…
Il était brun, cette fois, un peu plus grand. Il avait choisi des cheveux très longs, une moustache, un corps tout de fibres d’or scintillantes que gâchaient des ailes ridicules dans le dos et aux chevilles.
C’est ça, être Jang.
C’est être fou, insupportable, violent et… changeant.
C’est-à-dire pouvoir changer de sexe, de vie, de corps.
Tout en suivant la mode.
Pour cet été, et dans le cadre du challenge S4F3 de chez Lutin (Albédo), j’ai choisi de relire le diptyque Le Bain des Limbes de Tanith Lee, composé de Ne mords pas le soleil, paru en 1976, et Le vin saphir, paru en 1977. Après réflexion, cette lecture rentre d’ailleurs aussi dans le challenge Summer Star Wars IX !
Au niveau des éditions françaises, c’est Le Masque Science-Fiction qui s’est chargé d’une première publication en 1979 et 1980, et ça a été republié par Pocket avec la même traduction en 1991. Depuis, plus rien.
Ce diptyque, c’est mon amie et senpai dans les littératures de l’imaginaire Flo de feu le podcast Les Lyonnes de la SF (dont vous pouvez encore trouver quelques épisodes en ligne) qui me l’a mis entre les mains, comme tant d’autres grosses découvertes que j’ai pu faire, en me le présentant comme un incontournable. J’ai toujours eu une confiance absolue en ses goûts donc j’ai foncé et j’ai adoré.
La découverte récente de VieTM de Jean Baret, livre avec lequel ce diptyque partage le questionnement du sens de la vie quand tous les besoins sont remplis, qu’il n’est plus vraiment possible de mourir et qu’il n’y a plus aucune tâche utile à effectuer, m’a décidée à franchir l’étape de cette relecture.
Il est toujours un peu compliqué pour moi de me décider à relire une oeuvre de mon panthéon personnel, parce que mes goûts et prismes évoluent avec les années qui passent et la confrontation à d’autres œuvres de fiction. Le risque d’une déception est donc présent mais, spoiler alert, en ce qui concerne le premier tome, je crois que je l’ai encore plus apprécié qu’à ma première lecture.
De quoi ça parle ?
L’univers
Dans un futur très très très lointain et sur une planète désertique, les humains habitent sous des sortes de dômes qui reproduisent le cycle jour/nuit et permettent des conditions de vie optimales car des robots s’occupent d’absolument tout. BEE-Quatre est l’un de ces dômes.
Ici, le temps se mesure en Unités (jours) ou en Verek (période de cent unités). Un Rorl est l’équivalent d’un siècle, quant un Split représente une minute. Au rayon des besoins essentiels, il est possible de manger de la vraie nourriture ou de se faire des injections si on n’en a ni le temps ni l’envie.
Dans chaque dôme, il y a un Bain des Limbes, endroit où l’on se réveille si on venait à mourir. Il est également possible d’y changer de corps, pas tout à fait à volonté, il faut patienter entre deux changements, mais l’apparence ou le genre du nouveau corps ne sont limités que par l’imagination de l’individu. Cheveux violets, peau scintillante, ailes, antennes ou œil au milieu du front ? Pas de soucis, faites-vous plaisir. Du moins, tant que vous êtes Jang.
Qu’est-ce que donc qu’un Jang ? Une sorte d’adulescent, puisque les individus restent Jang durant environ 1/2 Rorl, soit un demi-siècle de BEE-Quatre et le deviennent après l’enfance, une fois l’école hypnotique terminée. Les Jang possèdent un argot particulier (merci pour le bref lexique en début d’ouvrage). Ils sont vivement encouragés à céder à leurs pulsions, à exprimer de fortes émotions, à s’habiller de la façon la plus provocante et étrange possible et à tenter des sabotages qui seront toujours sans gravité, tout en emmerdant le monde du mieux qu’ils le peuvent. Ils ont leurs cercles, sortes de bandes d’amis qu’ils fréquentent assidûment, et ne peuvent avoir des rapports sexuels avec un autre Jang qu’en se mariant avec lui, pour une période allant d’1/2 Unité à plus, au choix. Les Jang sont donc à mi-chemin entre des adolescents ou de jeunes adultes laissés quasiment totalement en roue libre, dans un monde où rien n’a de conséquence.
Au rayon des divertissements, on compte entre autres de nombreuses pilules qui offrent la possibilité de se mettre dans un peu tous les états d’esprit possibles ; le Palais Dimensionnel, qui joue donc avec les dimensions afin de procurer des sensations fortes ; les Chambres des Rêves, qui permettent de programmer à l’avance des rêves qui seront complétés par les robots. Il est également possible de faire du tourisme dans les autres dômes de la planète.
Les enfants naissent des cellules d’un pariteur de genre masculin et d’une paritrice de genre féminin à l’instant T puis sont cultivées par les robots. Ils suivent des cours à l’école hypnotique, au sujet de laquelle on n’apprend pas grand chose dans ce tome, et leurs pariteurs peuvent former un couple ou se séparer à l’envi.
Des abeilles-robots suivent leurs propriétaires partout, et il est possible de vidéophoner afin de diffuser un signalement à l’ensemble de son réseau (en cas de changement d’apparence par exemple, histoire d’être reconnu par ses amis) ou d’entretenir une communication avec un individu en particulier.
La pratique de l’Art est encouragée mais aussi encadrée et régulée par les robots. Ainsi, aucune fiction élaborée ne peut voir le jour : il faut être capable de suivre ce qui se passe en la commençant à n’importe quel moment.
-L’ennui, ma chère, poursuivit le contrôleur d’un air désolé, c’est qu’il y a trop d’histoire et trop peu d’érotisme.
Il enchaîna aussitôt ses explications pour prévenir toute éventuelle objection de ma part, objection que j’aurais été de toute façon incapable de formuler vu mon état de fatigue.
-Vous devez comprendre que la cinévision est presque entièrement regardée par les aînés de BEE-Quatre. En outre, la plupart des gens qui la regardent veulent pouvoir allumer et éteindre quand ils le souhaitent, et vous admettrez avec moi la confusion que cela entraînerait si tous nos programmes avaient une intrigue.
Les adultes, nommés les Aînés, peuvent devenir pariteurs, travailler s’ils le désirent (je vous laisse découvrir la saveur de ces bullshit jobs), avoir des rapports sexuels avec qui ils le souhaitent et sont bien plus mesurés et moins originaux dans leurs apparences que les Jang, qui ont tendance à les exaspérer.
Cet univers, je le répète, a été imaginé à la fin des années 1970. Et on y voit déjà poindre l’injonction de ne pas faire de vidéos trop longues sur les réseaux, qui perdraient l’attention des spectateurs. Et là je pense à youtube, aux stories, à tiktok…
L’histoire
Le personnage principal, à travers les yeux de laquelle on suit l’histoire puisque le récit est à la première personne, est une Jang, depuis environ 1/4 de Rorl, à prédominance féminine. Fille de deux pariteurs de genre mâle depuis un assez long moment et toujours en couple en début de récit, il lui arrive régulièrement de se noyer par ennui ou parce qu’elle souhaite changer de corps plus rapidement. Sa relation avec ses pariteurs est très distante, bien qu’elle vive en leur compagnie.
Hergal, l’un de ses amis, qui rêve de voler et se suicide très souvent en faisant crasher son ornithoplane (quand on en apprend la raison en fin de lecture, ça m’a coupé le souffle).
Hatta, de son côté, un être très empathique et éprouvant des sentiments forts envers le personnage principal, ne fait qu’opter pour des corps plus difformes les uns que les autres et espère en vain qu’elle ou il souhaitera se marier avec lui sous une de ces formes.
Danor n’éprouve depuis peu plus aucun intérêt pour les relations sexuelles, que ce soit dans un corps masculin ou féminin, ce qui est est le summum de l’originalité.
Quant à Thinta, relativement stable dans le genre féminin et plus mature que l’ensemble du reste de la bande, elle est en quelque sorte la meilleure amie du personnage principal. Plus sage, elle est également très empathique.
On n’apprend pas grand chose dans ce volume sur Kley, le dernier membre du cercle principal que fréquente le personnage principal.
Cette dernière a une imagination débordante et une abeille qui ne cesse de lui tomber sur la tête, ce qui l’agace au plus au point mais elle ne fait rien pour y remédier. Elle a également un Besoin Névrotique de voler suivant son état d’esprit. Dans les Chambres des Rêves, elle élabore des scénarios plus complexes que la majorité de ses camarades à base de dragons, de monstres à terrasser par la magie ou les armes, de ruines anciennes à explorer, de tribus du désert, de beaux jeunes hommes maudits, de gens qui sont aussi des plantes et de plantes qui sont aussi des gens.
En bref, elle rêve d’aventures un peu plus épiques que ce que sa vie surprotégée lui offre et va rapidement vouloir expérimenter quelque chose de plus réel, se sentant de plus en plus en inadéquation avec l’identité Jang. Dans ce premier tome, elle va errer afin de pouvoir enfin vivre une expérience réelle. Mais le réel peut faire mal, terriblement mal.
Ne mords pas le soleil, voyageur, tu pourrais te brûler.
Mon avis
Vous l’aurez compris, j’adore ce livre. Vraiment, vraiment vraiment beaucoup. D’une part, l’univers est original et il me semble, assez novateur pour l’époque. La question du changement d’apparence et de genre à volonté, la présence de couples homosexuels, hétérosexuels, ou les deux, les questionnements soulevés quant à la recherche de sens sont très profonds.
L’apparence ou le genre ne définissent plus qui on est, personne n’en est prisonnier, et chacun est libre d’adopter un physique qui concorde avec son état d’esprit du moment. Bien entendu, le jugement persiste néanmoins, parce qu’il y a des préférences, notamment en ce qui concerne les rapports amoureux. Et globalement, l’hétérosexualité prédomine largement.
-Oh, écoute, réfléchis, ooma. Je te désire. Je te désire, toi. Tu as eu une centaine de corps différents. Je t’ai désirée telle que tu es maintenant, telle que tu étais avec ces cheveux argentés et les antennes, telle que tu étais il y a je ne sais combien de vereks, la peau délicatement teintée de bleu et les yeux dorés. Je t’ai désirée quand tu étais un homme. Je t’ai désirée telle que tu étais en dernier, pâle et mince, petite jeune fille insignifiante.
Et outre un côté très kafkaïen avec l’administration gérée par des robots « bienveillants » qui décident de tout sans que les individus aient le loisir de comprendre, outre la question du sens de la vie quand aucune action ne peut avoir de conséquence et quand il n’existe plus de risque, Ne mords pas le soleil est également plein de poésie et d’émotions, sans jamais sombrer dans le sentimentalisme.
C’est le genre de livre où une phrase courte, par sa puissance évocatrice, peut m’arracher des torrents de larmes. On est assez loin d’une utopie transformée en dystopie froide et désincarnée comme on a plutôt l’habitude d’en voir.
Le personnage principal est hyperémotive et peut passer du rire aux larmes ou l’inverse d’une seconde à l’autre. J’éprouve une empathie infinie envers elle, qui ne fait que se heurter injustement à des murs alors qu’elle cherche à donner un sens à sa vie. Elle est seule, seule à voir la poésie et la beauté dans le lever ou le coucher d’un vrai soleil ou dans la magnificence d’un volcan en éruption. Seule à se questionner sur ce qui fait la beauté de la vie. Elle est très libre, pleine d’énergie, de créativité et d’insolence, n’hésitant pas à recourir au mensonge, à la duperie, ou à se moquer ouvertement des personnes auxquelles elle n’est pas liée.
Ceux qui l’entourent ne sont également pas sans m’émouvoir, car finalement, ils sont tous en proie à des questionnements assez profonds auxquels leur société est incapable d’apporter une réponse, et qu’ils ont parfois du mal à s’exprimer les uns aux autres. Leurs liens sont réels et tangibles, même si l’aspect « amoureux » et le côté très récréatif du mariage et de la sexualité peuvent paraître étranges de prime abord.
Qui plus est, ça se lit vraiment facilement, à part les quelques termes d’argot Jang qui nécessitent au début de recourir assez régulièrement au lexique. Mais on s’y fait rapidement.
Conclusion
Ne mords pas le soleil de Tanith Lee reste définitivement parmi mes incontournables. Pour son univers, ses personnages, sa profondeur, son originalité et son efficacité. J‘aimerais beaucoup voir cet ouvrage bénéficier d’une nouvelle traduction et d’une réédition en France, parce qu’il mériterait à mes yeux une belle notoriété. Il mériterait aussi une édition bien plus chouette que celle en ma possession, avec sa couverture plutôt douteuse et ses nombreuses coquilles.
Et maintenant, je vais m’attaquer à la relecture du second tome, Le vin saphir.
Ne mords pas le soleil, Tanith Lee
Traduction par Maxime Barrière
Retrouvez d’autres avis chez Baroona, vous ?
Cette chronique fait partie du challenge S4F3
Et du Summer Star Wars – Épisode IX L’Ascension du Challenge
Wow. OK. J’éprouve un besoin violent et vital de lire ce roman 😳 j’en avais jamais entendu parler ! Et tu donnes super super super envie.
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Haha contente d’avoir piqué ton intérêt 😀
Moi j’vais voir si le côté « wahou » de la relecture se poursuit dans le second tome.
Et un jour faudra que je lise d’autres ouvrages de l’autrice, j’ai eu droit à « quelques » recommandations sur twitter.
Tanith Lee a été très très très productive (OMG sa page wikipedia EN), a eu quelques prix et nominations et a un peu navigué entre les genres de l’imaginaire, et je ne sais pas du tout si tout se vaut !
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Frustration il est en arrêt de commercialisation, la librairie ne peut pas me le commander 😦 J’essaierai de le trouver en occasion si j’y arrive. C’est très dommage comme situation vu ce que tu en dis, ça a l’air génial !
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Oui j’ai moi-même fait l’acquisition de ces bouquins en occasion… D’où le fait qu’une réédition ne serait vraiment pas du luxe 😀
Je vois qu’il est dispo ici : https://www.momox-shop.fr/tanith-lee-ne-mords-pas-le-soleil-taschenbuch-M02702409296.html?variant=UsedAcceptable&utm_source=AFF_ZNX&utm_medium=comparateur&utm_campaign=!!!awc!!!
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Je n’ai définitivement pas lu le même livre. Ça m’attriste un peu dailleurs, tant celui que toi tu as lu à l’air vraiment bien. Mais bon, c’est ainsi, parfois la rencontre ne se fait pas.
C’est top pour toi en tout cas que tu puisses le relire et l’apprécier toujours autant, c’est toujours risqué quand on en a un aussi bon souvenir. Je te souhaite que ça soit la même chose pour la suite. ^^
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On est peut-être tombés dans des failles spatio-temporelles différentes. Doit y avoir une histoire comme ça.
J’espère en tout cas que j’apprécierai Vita Nostra autant que toi le jour où je le lirai ! (probablement à l’automne)
Merci pour tes vœux de bonne lecture 🙂
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» J‘aimerais beaucoup voir cet ouvrage bénéficier d’une nouvelle traduction et d’une réédition en France, » Oui mais elle n’a pas de pénis alors tu comprends… Bon je suis cynique mais je suis toujours hallucinée du nombre de rééditions et de belles intégrales qu’on est capable de nous offrir et qui sont très majoritairement celles d’auteurs masculins, faisant tomber dans l’oubli et dans les bacs de la seconde main des autrices remarquables.
Bref, j’aimerais bien découvrir Tanith Lee mais je vois que même la belle intégrale publiée il y a un certain nombre d’années sur le dit de la terra plate n’existe plus en neuf
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Et à côté de ça on nous fait des intégrales, des mook et des plâtrées d’analyses sur toujours les mêmes ouvrages…
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Haha c’est vrai. Après je plaide coupable je suis assez friande de ce genre de choses. Du coup j’ai pris le mook Dune et je me prendrai le Parallaxe au Bélial sur le sujet aussi XD Mais bon va avoir ce genre de « produit » sur des oeuvres d’autrices classiques alors qu’on les trouve déjà pas en rayon…
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Intéressant !, Un jour, je prendrais le temps d’approfondir cette autrice.
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Pareil, j’ai lu peu de choses d’elle, mais elle a été tellement prolifique !
Et comme souligné dans d’autres commentaires, elle a été très peu rééditée donc c’est difficile de trouver ses ouvrages <.<
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Senpai, tu me flattes ! Belle critique. Heureuse que ta lecture et relecture t’aient autant plu. Moi aussi, j »adore, j’adore, j’adore ce livre.
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Héhé mais c’est vrai, je ne compte plus le nombre de livres que tu m’as mis entre les mains 😀
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Ah ! Je l’ai lu y’a super longtemps à une époque où j’ai acheté TOUS les textes de Tanith Lee que je trouvais en occas (oui déjà à l’époque c’était tout en occas -_-). Il ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, tu me donnerais presque envie de le relire pour vérifier cela.
(et malheureusement je pense que le décès de l’autrice a coupé court à tout projet de réédition ou même de traduction de ses inédits, à mon grand chagrin :'()
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