Que seriez-vous prêt à sacrifier pour vous souvenir ?
Un jour, en Inde, un homme perd son ombre – un phénomène que la science échoue à expliquer. Il est le premier, mais bientôt on observe des milliers, des millions de cas similaires. Non contentes de perdre leur ombre, les victimes perdent peu à peu leurs souvenirs et peuvent devenir dangereuses.
En se cachant dans un hôtel abandonné au fond des bois, Max et son mari Ory ont échappé à la fin du monde tel qu’ils l’ont connu. Leur nouvelle vie semble presque normale, jusqu’au jour où l’ombre de Max disparaît…
Situé dans une Amérique tombée de son piédestal, où nul n’échappe au danger, Le Livre de M raconte l’incroyable destin de gens ordinaires victimes d’une catastrophe mondiale extraordinaire.
Tout d’abord, merci à Gilles Dumay et aux éditions Albin Michel Imaginaire pour ce service presse. Voir fleurir un peu partout des avis sur Le Livre de M, premier roman de l’autrice américaine Peng Shepherd, a fortement suscité ma curiosité et m’a donné envie de me pencher à mon tour sur l’ouvrage !
Ça parle de quoi ?
Un jour, un homme en Inde, Hemu Joshi, perd son ombre. Puis, petit à petit, ce sont les ombres de la plupart des êtres humains qui disparaissent.
Sauf que perdre son ombre, me direz vous, y’a pas de quoi en faire tout un plat. Non ? Si ! Car les sans-ombres oublient, peu à peu, leurs souvenirs, jusqu’à parfois ne plus savoir s’alimenter ou respirer. Chez certains, cela prend quelques jours, chez d’autres, quelques semaines. En perdant la mémoire, les sans-ombres gagnent cependant d’étranges facultés : ils peuvent modeler le monde qui les entourent.
Les meilleurs scientifiques n’y comprennent rien, les gouvernements s’effondrent et, bientôt, des milices chargées d’éliminer les sans-ombres font leur apparition. Distinguer l’ami de l’ennemi devient compliqué, se fournir en denrées de première nécessité encore plus, et mieux vaut éviter les inconnus si l’on veut espérer survivre. Cependant, deux ans après le début de la fin du monde, des rumeurs parlent d’un espoir à La Nouvelle-Orléans, et un certain nombre de survivants, avec ou sans ombre, semblent y converger.
Ory (Orlando Li Zhang) et sa femme Max (Maxine Webber) ont survécu dans un hôtel bien caché à Arlington où ils célébraient le mariage de leurs amis Paul et Imanuel quand la panique s’est abattue sur les États-Unis. Le récit débute du point de vue d’Ory, en narration à la troisième personne, alors que Max a perdu son ombre depuis une semaine. Ils sont arrivés au bout de leurs réserves alimentaires et Ory doit se résigner à laisser Max seule une journée pour tenter une expédition dans la ville la plus proche, la peur au ventre à l’idée de ce qu’elle pourrait oublier durant son absence.
Mais rembobinons. Deux ans plus tôt, alors que Hemu Joshi perd son ombre, Naz (Mahnaz Ahmadi) vient d’obtenir sa carte verte et peut officiellement rester s’entraîner à Boston aux États-Unis. La jeune Iranienne a pour espoir de participer aux prochains Jeux Olympiques en tir à l’arc. Ses espoirs tournent évidemment court et elle doit trouver un moyen de survivre dans le chaos ambiant.
De son côté, alors que l’étrange phénomène semble encore ne toucher que l’Inde, ARI, un citoyen des États-Unis ayant oublié l’intégralité de sa vie suite à un grave accident de voiture, est emmené par le docteur Zadeh en Inde afin de rendre visite à Hemu. Les chercheurs espèrent qu’un homme ayant perdu la mémoire et un homme entrain de perdre la sienne pourraient s’entraider.
Vous l’aurez compris, Le Livre de M est un récit polyphonique et post-apocalyptique au point de départ plutôt original qui joue sur plusieurs temporalités, et où l’on suit alternativement Ory, Max, Naz et ARI, jusqu’à ce que les destins de certains se rejoignent (ou pas). C’est un récit qui parle de l’importance de la mémoire et de la douleur de savoir que l’on a oublié quelque chose d’important, sans savoir ce que l’on a oublié. Il interroge sur ce qu’est un individu sans mémoire. À quel point est-on encore soi-même quand on perd ses souvenirs ? Quand on ne reconnaît plus ses proches ? Quand on a oublié jusqu’à son propre prénom ? Mais également, quel est le souvenir le plus cher à nos yeux ? Qu’est-ce qui nous meut, qu’est-ce qu’on voudrait à tout prix ne pas oublier ?
Et puis… Qu’est-ce que le réel, quand on sait que nos sens nous en donnent une perception si imparfaite ? Ce qui nous semble immuable (ce stylo est vert) l’est-il tant que ça ? Qu’est-ce qui maintient notre perception de la réalité, et la réalité elle-même, dans les rails ?
Verdict ?
Y’a du wahou !
J’ai tout d’abord été très très très happée par le récit, en mode wahou, la claque. Pendant, dirais-je, un bon tiers. La plume est fluide, ça coule tout seul, c’est intéressant et profond en plus d’être un vrai page turner ! Le gros point fort de l’ouvrage est selon moi le concept de base : on veut comprendre, on veut savoir ce qui va arriver aux protagonistes, et certaines modifications effectuées par les sans-ombres sont juste hallucinantes ; comme tout droit sorties d’un rêve ou d’un cauchemar. Il y a de la poésie dans l’horreur. Et il y a également beaucoup de poésie dans la mélancolie de l’Oubli.
Et puis, niveau représentativité et diversité, c’est plutôt très bien. Un personnage noir parmi les principaux sans que l’on se réfère à sa couleur de peau à tout bout de champ, une Iranienne, un citoyen américain au patronyme asiatique, un couple homosexuel, le tout intégré de façon subtile et à priori sans clichés (n’hésitez pas à me le signaler si vous avez repéré certains éléments qui seraient réducteurs/problématiques et à côté desquels je serais passée, je n’ai pas la science infuse en la matière).
La couleur de peau, l’origine, le nom ou l’orientation sexuelle des personnages n’est pas un sujet, ils sont comme ils sont, et ça ne pose de problème à personne, point. Puis, ça change d’avoir un personnage au patronyme asiatique comme « héros » dans du post apo, parce que généralement, c’est plutôt « le meilleur ami geek/souple et super doué qui se fait buter ». Autre point rafraîchissant : l’homme hétéro qui a pour meilleur ami un homme homo sans ambiguïté aucune, ça change du meilleur ami gay de la nana.
Enfin, la construction narrative est bien fichue. L’autrice joue sur des événements passés/présents, des flashbacks et des passages à la première personne du singulier quand on est du point de vue de Max (justifiés de façon très chouette, mais je vous laisse le plaisir de découvrir ça). Ce n’est pas un procédé des plus original que de mieux comprendre le présent d’un personnage/de l’univers dans lequel il évolue en nous présentant petit à petit le passé d’autres personnages, mais quand c’est bien fait c’est efficace pour maintenir en haleine. Et ici, c’est bien fait.
Et y’a du bof !
Par contre, le personnage d’Ory, qui reste plus central que les autres, m’a posé quelques soucis. Je l’ai trouvé très sexiste dans son rapport à Max, qu’il surprotège au point où celle-ci n’a pas mis un pied en-dehors de l’hôtel en deux ans. Il est le seul à pourvoir à leurs besoins alimentaires, et elle lui voue un amour/une admiration un peu trop débordants pour moi.
D’autres choses m’ont également posé problème, notamment le fait que j’ai deviné l’ensemble des gros twists à l’avance (dont certains qui avaient un goût amer de « comme par hasard »), y compris le twist final (qui est juste logique quand on réfléchit à ce qui meut en profondeur chaque personnage). J’ai aussi trouvé que certains éléments du récit étaient assez superflus et artificiels. Je ne vais pas vous en dire plus pour ne pas vous spoiler, mais quelques péripéties liées à l’existence de groupes antagonistes m’ont semblé être peu essentielles et auraient pu être retirées sans que ça n’enlève rien à ce qui fait la force de ce livre.
Ces antagonistes ne m’ont semblé exister que pour permettre à un certain nombre de scènes spectaculaires/poétiques d’avoir lieu, et manquent par conséquent de matière, de profondeur à mon goût. Un peu comme si l’autrice avait des moments précis en tête qu’elle voulait intégrer et avait inventé les fameux antagonistes pour qu’ils se produisent, sans que cela ne s’imbrique de façon suffisamment fluide dans le récit. Un puzzle dont les pièces ne s’emboîtent qu’avec difficulté par endroits. J’ai ressenti du coup le besoin que ces éléments soient soit coupés, soit approfondis.
Et puis, en essayant de ne pas trop spoiler, il y a un délire militariste (à vos ordres Général) sur une bonne partie du roman (lié à un groupe auquel sont rattachés plusieurs personnages) qui m’a gênée et que j’ai, encore une fois, trouvé artificiel, sorti de nulle part. Ces personnages auraient pu tout aussi bien s’organiser sous une autre forme hiérarchique, d’autant plus en sachant qu’aucun d’entre eux n’est, de base, militaire.
Enfin, sachez qu’ici, on n’est pas dans de la science-fiction mais plus dans une forme de fantasy/fantastique : pas d’explication rationnelle, perte d’ombre et acquisition de pouvoirs relèvent quasiment de la magie, ou tout au moins du surnaturel. J’ai réussi à suspendre mon incrédulité sans peine jusqu’à un certain point, concernant ce que devient Gajarajan. Là, je dois avouer qu’au sein de la cohérence du récit, je n’ai rien compris, et ça m’a totalement sortie d’un personnage auquel je m’étais pourtant attachée.
Conclusion ?
Malgré ces réserves, j’ai passé un excellent moment avec Le Livre de M et j’en garderai un très bon souvenir. Il me semble que ces quelques défauts que je souligne peuvent être assez typiques d’un premier roman, et plutôt excusables, surtout au vu des énormes qualités de l’ouvrage, original à plus d’un titre. Un premier roman très recommandable, passionnant à bien des égards, poétique, emprunt d’une douce et triste mélancolie, un bon page turner avec de la profondeur, et une autrice à suivre avec attention !
Le Livre de M, Peng Shepherd, Éditions Albin Michel Imaginaire, 584p., 24,90€, ISBN : 978-2-226-44293-2
Traduction par Anne-Sylvie Homassel
Couverture par Leo Nickolls
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Nous avons effectivement eu le même ressenti, que ce soit sur les points positifs ou négatifs, ça fait plaisir 🙂
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