La Main gauche de la nuit – Ursula K. Le Guin

La main gauche de la nuit

Sur Gethen, la planète glacée que les premiers hommes ont baptisée Hiver, il n’y a ni hommes ni femmes, seulement des êtres humains.
Des androgynes qui, dans certaines circonstances, adoptent les caractères de l’un ou l’autre sexe.
Les sociétés nombreuses qui se partagent Gethen portent toutes la marque de cette indifférenciation sexuelle.
L’Envoyé venu de la Terre, qui passe pour un monstre aux yeux des Géthéniens, parviendra-t-il à leur faire entendre le message de l’Ekumen ?

J’ai lu La Main gauche de la nuit d’Ursula K. Le Guin, ce monument de la science-fiction. Et maintenant je dois vous en parler. Mais comment parler de quelque chose d’aussi vaste et merveilleux ? Aborder l’écriture de cette chronique m’intimide un peu je dois l’avouer.

Contextualisons

Bon, tout d’abord, on va essayer de contextualiser. La Main gauche de la nuit fait partie du Cycle de Hain, dont les tomes se lisent de façon indépendante. Dans ce cycle, il y a une éternité de cela, une civilisation humaine a colonisé de nombreux mondes et mené sur certains d’entre eux des expériences génétiques qui ont participé à la création d’êtres humains aux caractéristiques variées.

Cette civilisation s’est écroulée, mais une autre a pris le relais, l’Ekumen, qui essaie d’établir un contact pacifique entre ces mondes humains qui ont évolué de façon drastiquement différentes, par le biais d’échanges d’informations et dans le but de faire croître le savoir de l’humanité.

En effet, grâce à l’ansible, il est possible de communiquer d’un monde à un autre de façon instantanée. Par contre, les voyages en personne ne pouvant s’effectuer plus rapidement que la vitesse de la lumière, voyager d’un monde à l’autre peut s’avérer… long. Très long.

Ce roman a été écrit en 1969 par Ursula K. Le Guin, une autrice américaine de science-fiction et de fantasy plus que talentueuse, je dirais essentielle aux littératures de l’imaginaire, et qui a été primée à de multiples reprises au fil des ans. D’elle, j’ai également lu Les Dépossédés, qui appartient au Cycle de Hain, Les Chroniques Orsiniennes un recueil de nouvelle inclassable ainsi que son sublime cycle fantasy de Terremer. Et je n’ai jamais été déçue.

De quoi ça parle ?

Genly Aï est un jeune homme volontairement envoyé par l’Ekumen sur Géthen afin d’apprendre aux autochtones l’existence des autres mondes habités par l’humanité et de leur proposer de rejoindre cette organisation pacifique et non interventionniste. Pour accomplir sa mission, Genly a voyagé depuis la Terre et, lorsqu’il arrive sur Géthen, l’équivalent d’une vie humaine s’est écoulée. Tant et si bien qu’il sait qu’à son retour, si retour il doit y avoir, plus rien ni personne ne l’attendra. Il est ainsi entièrement dévoué à sa mission et sa croyance en l’Ekumen et en l’humanité relève de l’Absolu.

Géthen est une planète en plein âge glaciaire, les conditions de vie y sont difficiles (et glaciales) et, la particularité de ses habitants est qu’ils sont tous hermaphrodites. Suivant les moments du cycle, chacun peut revêtir des caractéristiques sexuelles mâles ou femelles et ainsi se retrouver père ou mère. Cet état de fait a engendré la création de sociétés très différentes de ce que Genly Aï (et le lecteur) connaît, puisqu’il y a une totale absence de rôles genrés, et que tout ce qui tourne autour de la recherche d’un partenaire et de l’amour revêt des codes radicalement différents de ceux qui sont majoritairement présents dans nos sociétés.

Lorsque le récit débute, notre Envoyé est présent depuis déjà une bonne année en Karhaïde, sorte de royaume dirigé par un roi qui n’est pas en pleine possession de sa santé mentale, Argaven, et conseillé par son Premier ministre, le mystérieux Therem Harth rem ir Estraven. Le but de Genly Aï est de se faire entendre de l’un des souverains/dirigeants de cette planète et de lui faire signer un pacte avec l’Ekumen, en sachant que les autres « pays » suivront rapidement le mouvement pour ne pas se retrouver à la traîne.

Seulement voilà, en deux ans, les choses ne semblent pas avoir beaucoup avancé. Peu de personnes semblent aptes à croire en son histoire, quand d’autres le promènent de formalités administratives en dialogues ambigus où le shiftgrethor, sorte de concept lié à l’honneur et permettant rarement de s’exprimer directement, prédomine.

Mais, en raison de luttes de pouvoir et d’un conflit larvé avec une autre nation auxquels il ne comprend rien, les événements vont s’enchaîner de façon bien plus radicale que ce à quoi Genly Aï s’attendait. Il va se retrouver à explorer plus en avant ce monde si différent, ces sociétés qu’il connaît mal et dont il ne perçoit pas les subtilités puis entreprendre un voyage au bout de lui-même qui bouleversera sa vie.

 

« De ce récit, je ne serai ni le « héros » ni l’unique narrateur. Et même je ne saurais dire avec certitude quelle est la personne dont il conte l’histoire. À vous d’en juger. »

 

Mon avis

Ce qui m’a tout d’abord frappée dans ce livre, c’est le worldbuilding avec ce monde de glace où il fait froid en permanence, la façon dont les humains s’y sont adaptés, et le côté science-fiction sociale, qui représente de façon si fine des sociétés radicalement différentes des nôtres avec toute la difficulté de communiquer quand on ne comprend pas en profondeur les codes sociaux d’autrui (vive les malentendus). J’ai également apprécié le fait que l’ensemble des personnages soient racisés et non-blancs, c’est un élément très positif question représentativité (encore trop rare aujourd’hui et sans doute encore plus en 1969).

Durant la première partie environ de l’oeuvre, c’est surtout l’émerveillement face à ce monde intriguant qui a prédominé et qui m’a accrochée : l’attrait purement intellectuel, philosophique et spirituel de ce que l’autrice propose avec poésie. Des fulgurances, des vérités simples dont quelques citations que je souhaite vous partager.

 

« -L’inconnu, ce qui n’est pas prédit, ce qui n’est pas prouvé, voilà sur quoi la vie est assise. L’ignorance est le fondement de la pensée. L’absence de preuve est le fondement de l’action. (…) Dites-moi, Genry, que sait-on de certain, de prévisible, d’inéluctable… la seule chose sûre que vous sachiez sur votre avenir et sur le mien ?
– Je sais que nous mourrons.
– Oui. Il n’est vraiment qu’une seule question à laquelle nous puissions répondre, et nous connaissons déjà la réponse… Ce qui seul rend la vie possible, c’est cette incertitude permanente, intolérable : ne pas savoir ce qui vous attend. »

 

Cela aurait déjà largement suffit à me faire adorer La Main gauche de la nuit et à en faire tous les éloges possibles et imaginables.

Et là, la seconde partie du livre m’a attrapée par un autre endroit que le cerveau, les tripes, pour ne plus me lâcher jusqu’à la dizaine de dernières pages où j’ai fini en larmes. Sans trop vous spoiler, il y a des personnages magnifiques, une quête transcendante avec des enjeux qui dépassent de loin l’individu, et des humains si fragiles mais si déterminés à tout sacrifier pour le futur en lequel ils croient.

Et puis, la plus belle des rencontres que l’on puisse imaginer. La rencontre entre des volontés à même de croire possible ce qui semble impossible, la joie simple de vivre jour après jour et d’essayer d’atteindre un but en étant plongés au cœur de l’immensité et la beauté d’un monde hostile à la vie.

 

« La nuit n’existe que dans l’oeil des mortels, qui croit voir mais ne voit pas. »

 

Les deux seuls éléments quelque peu « négatifs » que j’aurais à soulever, mais qui s’expliquent par l’époque à laquelle a été écrit ce texte (1969), sont le fait de genrer au masculin les hermaphrodites de Géthen, même si ce parti pris est expliqué dans le livre, ainsi que la vision des femmes et des hommes sexiste de Genly Aï.

Autrement, c’est un texte universel, qui parle d’humanité et reste toujours d’actualité. Il mérite amplement sa place au panthéon des plus grandes oeuvres de science-fiction jamais écrites.

 

« Et d’abord, comment peut-on haïr ou aimer un pays ? (…) Je connais des hommes, des villes, des fermes, des collines et des rivières et des rochers, je sais comment les rayons du soleil couchant éclairent à l’automne les mottes d’un certain champ labouré à flanc d’une colline.

Que vient faire une frontière dans tout cela ? Ça ne rime à rien. (…) Pour aimer son pays, faut-il haïr les autres ? Si oui, le patriotisme n’est pas une bonne chose. Si ce n’est qu’une forme d’amour-propre, alors c’est une bonne chose, mais dont il faut éviter de faire profession, ou de faire parade comme d’une vertu.

J’aime les collines du Domaine d’Estre parce que j’aime la vie, mais c’est un amour d’une nature telle qu’il ne saurait se changer en haine au-delà d’une certaine ligne de démarcation. »

 

La Main gauche de la nuit, Ursula K. Le Guin, Le Livre de Poche, 350p, 7,70€, ISBN : 978-2253113164
Traduction par Jean Bailhache
Illustration de couverture par Alain Brion

Retrouvez d’autres avis chez FeyGirl, Clément, Femmes de lettres, Umanimo, Collectif polar, vous ?
Vanille du blog La bibliothèque derrière le fauteuil s’est lancée dans une battle entre Dune et La Main gauche de la nuit.

Ils en parlent dans le podcast C’est plus que de la SF

 

Cette chronique fait partie du challenge S4F3

S4F3

 

 

7 commentaires sur “La Main gauche de la nuit – Ursula K. Le Guin

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  1. Un très beau roman.
    Pour le fait d’avoir genré les habitants de Géthen au masculin, il existe une nouvelle, Le roi de Nivôse, (dans le recueil Aux douze vents du monde) qui fait le contraire. Pour citer l’autrice qui explique les choix qu’elle a fait dans le roman dans la présentation du texte, c’est une manière de « pallier un tout petit peu à cette injustice ».

    Aimé par 1 personne

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