Sylvester Staline, citoyen X23T800S13E616, tourne des cubes colorés. Un boulot qui en vaut bien un autre, au fond, et qui a ses avantages. Son compte en banque affiche un solde créditeur de 4632 unités. Et si son temps de loisirs mensuel est débiteur de huit heures, son temps d’amitié restant à acheter est dans le vert. Sans même parler de son temps d’amour : plus de quarante-trois heures ! Une petite anomalie, c’est sûr ; il va falloir qu’il envisage de dépenser quelques heures de sexe… Mais de là à ce qu’un algorithme du bonheur intervienne ? Merde ! À moins que cela ait à voir avec cette curieuse habitude qu’il a de se suicider tous les soirs ? Il n’y a jamais trop songé, à vrai dire… Sylvester ne le sait pas encore, mais il pourrait bien être le grain de sable, le V de la vendetta dans l’horlogerie sociale du monde et ses dizaines de milliards d’entités. D’ailleurs, les algorithmes Bouddha et Jésus veillent déjà sur lui…
Me voilà de retour à l’écriture de chroniques après une traversée du désert d’environ 6 mois grâce à Lutin et au concours F4S3 déca-star ! Et j’en profite pour mettre un peu de joie -hum- dans vos vies, avec l’excellent VieTM de Jean Baret, paru en 2019 aux éditions Le Bélial’.
Contextualisons !
Jean Baret est un auteur de SF français (du côté anticipation sociale de la chose, pour le moment) qui a publié son premier roman, BonheurTM, (si Babelio me dit la vérité) au Bélial’ en 2018. Et c’est ce cher Nicolas Martin de La Méthode Scientifique (super podcast sur France Culture qui parle de SF un vendredi sur deux) qui m’a fortement donné envie d’acheter VieTM, lors d’une émission en septembre 2019 à laquelle l’auteur était convié !
Contextualisons un peu. VieTM est le second volume de la trilogie Trademark. Une trilogie de SF un peu spéciale puisque les différents livres qui la composent (BonheurTM, VieTM et bientôt -enfin, en 2021- MortTM) ne sont en fait pas véritablement reliés entre eux. Il s’agit de trois romans d’anticipation sociale qui abordent chacun de façon peu joyeuse un aspect de notre société et de ses questionnements, mais ni les personnages, ni les futurs inventés ne sont liés (un peu comme des épisodes de Black Mirror). Ces volumes peuvent donc parfaitement se lire de façon indépendante, et d’ailleurs, à titre personnel, je n’ai pas (encore) lu BonheurTM.
Mais qu’est-ce que c’est que ce livre ?
Nous plongeons, avec ce roman singulier, dans le quotidien de Sylvester Staline. Une « identité » en ligne que le citoyen au code barre X23T800S13E616 (voir chez Dionysos pour les références) s’est choisie et qui fait référence, de façon humoristique, à un acteur ainsi qu’à un dictateur bien connus, tout comme l’ensemble des identités de ses contacts (citons Alexandre le Gland, Harry Crotteur ou le très bien trouvé Georges Bouche, clap clap clap à l’auteur). D’ailleurs, les références à la culture de manière générale ne manquent pas, du TardisTM de Doctor Who (je l’ai beaucoup aimée celle-ci hahaha) à Elder ScrollsTM en passant par une reconstitution d’Alan Turing sous l’aspect de Benedict Cumberbatch.
Dans ce futur, qui se veut comme étant l’aboutissement de l’humanité, une forme de fin des temps, tout se consomme (on paie ses amis pour leur implication dans la conversation, on garde avec ses contacts des relations de surface), et, par extension, tout a un coût. En crédits ou en temps mensuel, avec un certain nombre d’heures à distribuer obligatoirement de façon équitable entre travail, sommeil, loisirs, amour, amitié. L’ensemble des interactions se passent en ligne, sur Get A LifeTM.
Si vous avez des questionnements existentiels, un coup de blues ou envie d’en savoir plus à n’importe quel sujet, un algorithme est toujours présent pour vous diriger vers la solution adéquate. Plus besoin de manger, de boire, de faire de l’activité physique, de prendre le soleil ni de redouter la mort : un bain nutritif, le TedTM, se charge de vous remettre d’aplomb et éventuellement de vous ressusciter pendant la nuit. Un compresseur de matière produit tout ce dont vous auriez besoin pour vous meubler. Et les différents métiers exercés par les personnages rencontrés n’ont pas vraiment de sens ni d’utilité (connus), ça passe juste le temps. Mer-vei-lleux.
Quant à Sylverster Staline, lui, eh bien… Il ne se sent dans cette société, « ni bien, ni mal, tout au contraire« , et se suicide soir après soir, « mais il ne faut pas le confondre avec un citoyen qui en a quelque chose à foutre« . Bref, il se tape une belle dépression parce que sa vie manque de sens.
Ce côté « manque de sens de la vie + dépression en raison d’un accès à la quasi immortalité + gestion par des IA » a fait écho à mes souvenirs de l’excellent Gens de la Lune de John Varley (j’ai pensé très fort à ses Disneys qui reconstituent en grandeur nature des époques du passé) et du bouleversant diptyque Le Bain des limbes de Tanith Lee (Ne mords pas le soleil ! et Le Vin saphir), mais en plus nihiliste et radical.
Car Jean Baret démonte sans concessions et avec une plume qui tranche dans le vif (et qui n’hésite pas à appeler une chatte une chatte), les désirs de sécurité d’une humanité qui aurait peu ou prou atteint le stade ultime de la pyramide de Maslow, n’ayant plus qu’à se divertir éternellement mais y perdant au passage le sens de la vie. Toutes les cultures et toutes les expériences y sont mises sur un pied d’égalité, sans recul ni analyse (l’identité virtuelle du protagoniste, Sylvester Staline, qui met un acteur et un dictateur au même plan, en est très représentative). La violence extrême comme le sexe extrême y sont des divertissements « clic clic » (soit, à la mode), comme les autres. Partouzes, reconstitutions historiques mélangeant les époques, les personnages de fiction et les personnes ayant réellement existé condensées en quelques minutes et expériences issues de divers jeux vidéos sont le summum des loisirs. Il n’y a plus ni bien ni mal, plus de sacré, plus de valeurs autres que « passer le temps ». Une culture qui ne créée plus rien, qui ne fait que piocher et recycler à l’infini ce que l’humanité du passé a pu imaginer.
Ce n’est pas ici une oeuvre centrée sur la narration ni qui va jouer sur l’attachement du lecteur envers les personnages, mais le peu d’entre eux que l’on est amené à recroiser (en-dehors du protagoniste) sont bien définis et il y a présence d’une histoire, avec des enjeux narratifs qui parviennent à tenir le lecteur en haleine. Il y a également un côté très huis clos et oppressant qui sert totalement le propos. Par ailleurs, si je ne m’attendais pas à la chute, rétrospectivement elle me semble bien être la conclusion la plus logique à ce roman !
Mon avis
Eh bien, j’ai beaucoup aimé VieTM !
C’est une oeuvre nihiliste décrivant un futur « parfait » peu enviable, qui fourmille d’idées, de réflexions et de clins d’œil à chaque page, sans oublier de raconter une histoire avec une fin cohérente et satisfaisante. Nul besoin de posséder les références culturelles en question pour comprendre et suivre, ce sont juste des clins d’œil sympas pour ceux qui les reconnaîtront et qui ont toute leur place dans un futur où la culture du passé est recyclée jusqu’à ne plus avoir de sens.
Étant plutôt du côté nihiliste de la force (mais ça c’est une question de croyances personnelles), les messages véhiculés par ce roman m’ont de plus doublement parlé.
Je mettrais néanmoins un trigger warning pour les personnes qui sont en dépression profonde et qui traversent des tempêtes de fortes interrogations existentielles : repoussez la lecture à un moment où vous irez un peu mieux.
À noter également que, sur les plans de la violence physique (ludique) et du sexe, le livre est extrêmement cru, façon clinique, parce que dénué d’absolument toute forme de jugement moral, de valeur ou de pudeur, donc attention aux âmes sensibles. Néanmoins, l’auteur ne s’appesantit pas dessus façon « voyeur » et ce n’est pas gratuit. C’est juste que c’est comme ça que cette société fonctionne, et que sans cette absence de sens allant jusqu’à la violence et à « l’amour », le concept perdrait clairement en intérêt.
VieTM, Jean Baret, Éditions Le Bélial’, 320p., 19,90€, ISBN : 978-2-84344-956-7
Couverture par Aurélien Police
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Un interview de l’auteur aux Utopiales 2019 par Gromovar.
Un autre interview, chez Le Chroniqueur, qui date d’avril 2019.
Cette chronique fait partie du challenge S4F3
Et du coup, l’algorithme pour me dire si j’ai vraiment envie de lire ce livre ou non, il est où ? Parce que j’en aurais bien besoin : vous avez tous rendus le livre totalement clic clic, donc j’ai envie de voir, mais j’ai une forte tendance à préférer être du côté optimiste et peu cru de la force… ^^’
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Tu es seul responsable et maître de tes choix et du type de programme algorithmique que tu souhaites suivre !
Sinon, tu peux remettre ton choix au hasard, « Le hasard fait bien les choses TM » 😀
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