La Voix du Feu (1/2) – Allan Moore

La Voix du Feu

Northampton : petite ville située au centre de l’Angleterre, habitée depuis la préhistoire et peuplée de 200 000 âmes. Dont Alan Moore.

C’est lui qui, à travers les siècles et douze récits qui s’entremêlent, en dessine une histoire faite de sorcellerie, de mensonges, de vérités et de morts. On y rencontre un homme oiseau, une sorcière, un ancien croisé traumatisé, un enquêteur romain, une nonne éclopée, un VRP et même… une tête sans corps. Autant de voix qui se mélangent dans la chaleur des brasiers.

Alan Moore, vous connaissez ? Non ? Et si je vous dit, allez, au hasard, V pour Vendetta, Watchmen, From Hell, ça vous parle un peu plus ? Aaah, voilà. Parce que ce cher monsieur est le scénariste de ces BD, excusez-moi du peu !

La Voix du Feu est un recueil de 12 nouvelles qui content sur près de 6000 ans l’histoire de la ville de Northampton, initialement publié en 1996, et paru en 2019 aux Éditions ActuSF dans la collection de poche Hélios. Je remercie vivement l’éditeur pour l’envoi de cette oeuvre magistrale et inclassable en SP.

Toi lecteur qui t’apprêtes à ouvrir ce livre, sache que tu vas entrer dans un univers proche du nôtre, une réalité cruelle et viciée interprétée via le prisme du mysticisme. Ici règne la folie, aux limites (parfois allègrement franchies) du surnaturel. Ici, il faut prendre garde aux mauvais présages, aux visions, et surtout se méfier de son prochain.

Si les histoires qui composent La Voix du Feu, narrées à la première personne, se déroulent à des époques très différentes, elles sont néanmoins intelligemment liées de tant de façons qu’une seule lecture ne suffit pas pour tout appréhender, et qu’il s’agit bien ici d’un ensemble, à la limite du fix-up. Ce qui relie ces récits, outre la ville malfamée de Northampton à l’Histoire jonchée de meurtres et autres rituels aux consonances morbides, ce sont les mythes et légendes. La petite histoire qui se répète à travers les âges. Le crime originel qui a des répercussions encore des milliers d’années plus tard. Les rituels qui sont toujours les mêmes, effectués à la même époque de l’année, mais dont le sens s’est perdu pour mieux se réinventer. Un cercle de sang, de sexe et de crasse.

La galerie de personnages mis en scène nouvelle après nouvelle, tous plus surprenants les uns que les autres, n’est pas très agréable à contempler et encore moins sympathique. Parce qu’ils sont humains, et pas dans ce que l’humain a de plus noble ; plutôt globalement dans ses gros travers. Attention, si vous aimez les personnages nuancés, criminels, fous, illuminés, mesquins, perdus, à la psychologie toujours complexe, vous risquez d’apprécier fortement cette oeuvre. Nul héros ne franchira ces pages (par contre y’a des vrais salauds).

Par ailleurs, à noter parmi les éléments qui relient l’ensemble de ces textes : le corps qui, dans toute sa bestialité, est central. Le corps couvert de pisse, de merde, de boue. Le corps malade, estropié. Le corps en décomposition, le corps mort. Le corps jeune, vieux. Beau ou laid. Le corps qui pue. Le corps empli de désir ou désiré. Le lecteur se retrouve ainsi très intimement lié avec les sensations corporelles de chacun des personnages qu’il suit, pour le meilleur et surtout pour le pire.

J’ai décidé de prendre mon courage à deux mains, me retrousser les manches et de vous parler de chaque nouvelle. Afin de ne pas pondre un article-fleuve indigeste, cette chronique est donc coupée en deux avec 6 nouvelles en première partie et 6 nouvelles en deuxième partie. Je vous les présente dans l’ordre de lecture qui semble le plus évident à priori : l’ordre chronologique. Mais sachez qu’une des forces de cet ouvrage est que vous pouvez en lire les récits dans n’importe quel ordre. Simplement, votre expérience de lecture sera probablement différente de la mienne car vous n’effectuerez pas les mêmes liens au même moment. Mais très honnêtement, débuter par la dernière et les lire dans l’ordre dé-chronologique (ça se dit ça ?), ou les piocher au hasard, est une expérience qu’il me semble intéressante à tenter !

Le cochon de Hob – 4000 av J.-C.

Sans aucun doute la nouvelle la plus difficile d’accès, puisqu’elle nous place directement dans la tête d’un personnage qui souffre d’un fort retard mental, possède un langage extrêmement rudimentaire et ne fait pas la différence entre rêves, hallucinations et réalité. Le lecteur est avec lui dans l’immédiateté, plongé dans les pensées d’un personnage qui décrit ses ressentis au moment où il les perçoit et avec un vocabulaire très limité.

Notre narrateur est un jeune homme, ou jeune adolescent, dont on ne saura ni le nom, ni l’âge, issu d’une tribu nomade et qui vient de perdre sa mère. Incapable de travailler ou même d’aider, inutile à la survie collective, son groupe le rejette. Il va donc tenter de s’en sortir seul.

Le cochon de Hob est la nouvelle qui pose la plupart des éléments qui constitueront la mythologie de ce recueil, un récit fondateur en quelques sortes. L’auteur y dépeint des hommes capables d’une incroyable cruauté envers quelqu’un qui n’est pas à même de comprendre, et encore moins se défendre. Mais également une réalité où vivre seul, sans un groupe en soutien, sans personne qui tienne à soi et se porte garant pour soi auprès des autres, est extrêmement difficile. La chute, que je n’ai pas vue venir, est quant-à-elle glaçante. Du genre qui apporte un nouvel éclairage au récit.

Néanmoins, comme je le disais, cette longue nouvelle (58p.) est difficile d’accès. N’hésitez pas à passer à la deuxième et à y revenir ultérieurement si vous sentez qu’elle constitue un frein à votre lecture.

Les Champs de crémation – 2500 av. J.-C.

Deux jeunes femmes qui voyagent séparément se croisent près d’une rivière. L’une, Oussine, explique à l’autre qu’elle doit rejoindre le père qu’elle n’a jamais connu et qui, à l’approche de la mort, souhaite la rencontrer. Peut-être pour lui confier un héritage ?

Oussine arrive au village de Pont-dans-la-Vallée et demande à rencontrer son père, Olune. Il s’agit de l’homme-Hob, sorte de druide/chamane, gardien des croyances, des trésors et des secrets de sa vallée. Son fils, Garn, qui devait lui succéder, s’est détourné des croyances anciennes. Ainsi, à l’approche de la mort, l’homme-Hob souhaite former sa fille afin de perpétuer un savoir vieux de plusieurs millénaires.

Cette longue nouvelle (74p.) est une grosse claque. Tout d’abord parce qu’elle place le lecteur dans la tête d’un des personnages les plus tordus que mon chemin de lectrice m’ait amenée à croiser (Mycroft Canner de Trop Semblable à l’Éclair a de la concurrence), et ensuite parce que l’auteur est parvenu à me faire éprouver une forme d’empathie très bizarre pour ce personnage grâce à une excellente maîtrise du suspense. Sorte de thriller teinté de surnaturel, Les Champs de crémation possède également un second niveau de lecture, centré sur l’évolution des croyances et traditions.

Par ailleurs, l’auteur sait planter un décor et narrer des éléments presque banals de la vie quotidienne en y instillant juste ce qu’il faut de tension et de suspicion, de non-dits, avec une subtilité et un talent fou. On y croit et on est directement happé dans l’atmosphère étrange du village et de la vallée, on est pris par le doute, on guette les signes afin de deviner ce qu’il risque de se passer. Et on observe ce personnage qui cherche à se rassurer en se raccrochant à sa vision rationnelle du monde, mais que son instinct prévient d’un danger.

Contrairement au Cochon de Hob, qui se posait du côté des récits fondateurs, Les Champs de crémation serait plutôt annonciateur de changement.

Dans les terres inondées – 43 ap. J.-C.

Cette nouvelle est beaucoup plus courte que les précédentes (14p.), mais non moins marquante.

Un homme, père de famille, pêche dans les marais. Il répète un mantra simple, comme pour se donner du cœur à l’ouvrage, ou éviter de réfléchir :

« Tresser des roseaux et tailler des échasses. Un bec creux qui crache des fléchettes ; fabrication et utilisation ».

Il pense avec amour à sa femme et ses enfants.

Un autre texte fondateur à mon sens, en cela qu’il introduit un nouvel élément repris ultérieurement, ou comment un événement à jamais inexpliqué se transforme en légende. L’auteur est toujours aussi subtil, le non-dit, ce qui se passe entre les lignes est important, et encore une fois ici la chute fait froid dans le dos.

La tête de Dioclétien – 290 ap. J.-C.

Caius Sextus, romain membre d’une équipe d’enquêteurs du Trésor dépêché dans ce lointain et pluvieux pays barbare afin d’enquêter sur des histoires de fausse-monnaie, a mal aux dents. Il les perd depuis quelques temps, et nul ne parvient à comprendre pourquoi. Par ailleurs, il est sur une piste : des faux-monnayeurs séviraient la nuit dans les champs de crémation…

Cette nouvelle, plutôt courte (16p.), m’a moins marquée que les précédentes. Elle nous place pourtant face à un véritable basculement psychologique, quelque chose que l’on pourrait presque qualifier de révélation mystique, mais j’ai eu du mal à croire que l’élément déclencheur puisse avoir un tel impact sur le personnage principal.

Cependant, le cadre est toujours aussi bien posé. En quelques lignes, l’auteur nous dépeint les enjeux de l’époque et une atmosphère toujours aussi froide et crasseuse. Et, par ailleurs, il introduit un nouvel élément récurrent.

Les saints de novembre – 1064 ap. J.-C.

Une vieille religieuse au pied paralysé est hantée par des visions blasphématoires d’un passé qui n’est pas le sien. Elle se remémore également le triste destin d’Ivalde, jeune homme simple qui entretenait les tombes et les jardins de la vieille église devant laquelle elle mendiait et qui rêvait de voir Rome mais ne l’a jamais vue.

Cette courte nouvelle (18p.) introduit à son tour un nouvel élément fondateur, et est extrêmement puissante par son traitement du mysticisme. On plonge immédiatement dans le quotidien de cette vieille femme qui n’a pas reçu beaucoup de cadeaux de la vie, mais qui a vécu un miracle. Ou quand le miracle de l’une signe la perte de l’autre. Ou quand religion, visions, symboles et folie s’en mêlent et se mêlent.

J’ai pensé de cette femme qu’elle aurait pu, à une autre période, être une femme-Hob, elle qui perçoit la voix du feu sans le vouloir, sans être capable de l’interpréter à sa « juste » valeur.

Qui plus est, l’auteur réussit ici le tour de force de nous raconter non pas une mais trois histoire en seulement 18 pages, de manière à ce qu’elles se répondent et s’éclairent les unes les autres. Chapeau.

En boitant vers Jérusalem – 1100 ap. J.-C.

Ce récit nous place dans la tête de Messire Simon de Senlis, comte de Northampton, personnage sympathique au possible. Vieux, cruel avec sa femme, terrifiant ses hommes, raciste… Mais quelques lignes de sa part issues de la première page du texte seront plus parlantes à ce sujet que mille de mes mots.

« La foule recule pour me céder le passage, toute cette engeance de Saxonie aux crânes carrés, bave au menton, même si leurs filles sont souvent belles.

(…)

Tandis que je passe, les voilà qui portent maintenant devant moi la main à leurs fronts couverts de croûtes, et qui lèvent des yeux inquiets. Si je n’étais pas estropié et vieux, je coucherais sous leurs yeux tant avec leurs femmes qu’avec leurs filles, avant de leur trancher la tête.

Il ne faut pas que je pense à des têtes. »

Voilà qui pose son homme.

Simon est un ancien croisé qui rêvait de voir Jérusalem mais ne l’a jamais vue, fâché avec Dieu comme il le dit, et, quand il décide de faire construire à Northampton une église ronde, ça fait jaser dans les chaumières (je ne m’y connais pas franchement en Histoire de l’architecture des églises, mais visiblement, ça ne se faisait pas trop en Angleterre à cette époque, où la mode était plutôt aux églises cruciformes).

Durant ce récit, nous apprendrons le pourquoi du comment le comte a décidé de faire construire cette fameuse église, et cela a tout à voir avec son passé sordide de croisé. Ici encore, passé et présent s’entremêlent, au fil des errances de la pensée du comte qui a, tout comme Caius Sextus, pris conscience d’une vérité ayant fait basculer sa foi, en un étrange jeu de miroirs.

De la cruauté et l’horreur des croisades à la triste condition de femme noble en passant par la décrépitude d’un corps vieux et malade, pas grand chose n’est épargné au lecteur dans cette nouvelle un peu plus longue que les précédentes (26p.), et l’auteur n’hésite pas à y mélanger Histoire, mythes et religion avec talent.

 

C’est sur ces mots que je termine la première partie de ma chronique consacrée au chef-d’oeuvre inclassable La Voix du Feu d’Alan Moore.

Pour consulter la suite, qui comprend un retour sur chacune des 6 dernières nouvelles ainsi qu’une conclusion globale ça se passe ici!

La Voix du Feu, Alan Moore, Éditions ActuSF, 372p., 10€, ISBN : 978-2-37686-206-2
Traduction par Patrick Marcel
Composition graphique par Melchior Ascaride

Retrouvez d’autres avis chez Nébal, Charybde, Just a Word

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9 commentaires sur “La Voix du Feu (1/2) – Allan Moore

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    1. En espérant que cela te plaise ! Le côté « presque tous des salauds » et peu ragoûtant (le corps, ses humeurs, tout ça) peut repousser j’imagine certains lecteurs, ce que je comprends aisément. Et puis la première nouvelle, bon, faut vraiment pas hésiter à la passer dans un premier temps, elle est dure à lire. Mais quand on adhère au concept et qu’on rentre dans ce bouquin c’est ouahou !

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