Underground Airlines – Ben H. Winters

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Amérique. De nos jours. Ou presque.

Ils sont quatre. Quatre États du Sud des États-Unis à ne pas avoir aboli l’esclavage et à vivre sur l’exploitation abjecte de la détresse humaine. Mais au Nord, l’Underground Airlines permet aux esclaves évadés de rejoindre le Canada. Du moins s’ils parviennent à échapper aux chasseurs d’âmes, comme Victor. Ancien esclave contraint de travailler pour les U.S. Marshals, il va de ville en ville, pour traquer ses frères et sœurs en fuite. Le cas de Jackdaw n’était qu’une affaire de plus… mais elle va mettre au jour un terrible secret que le gouvernement tente à tout prix de protéger.

Un roman d’une brûlante actualité qui explore sous le faisceau de l’uchronie une Amérique bien trop familière…

Underground Airlines est un excellent roman, tout bonnement l’un des meilleurs que j’ai pu lire depuis un moment. Paru aux Éditions ActuSF (que je remercie vivement pour le SP) et lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2019, rien de moins, je m’attendais à une lecture prenante et n’ai pas été déçue.

À titre personnel, je préfère en savoir le moins possible au sujet des livres que je débute, du coup je ne cherche pas à me remémorer ce que j’ai pu lire en 4ème de couverture. Mais j’imagine que si vous êtes là, c’est soit parce que vous avez déjà lu ce roman, soit parce que vous souhaitez en savoir plus avant de vous le procurer. Je ne prendrai par conséquent pas de précaution quant à ce qui est révélé par l’éditeur.

Le premier chapitre nous présente Jim Dirkson, un homme Noir dont la femme est réduite en esclavage et qui fait appel à un réseau pour la libérer. Sauf qu’en fait une énorme surprise m’a cueillie très rapidement, lorsqu’on apprend que Jim n’existe pas, pas plus que Victor qui nous narre cette histoire à la première personne et vient d’enfumer son interlocuteur. Et moi avec. « Victor » est en quête de Jackdaw, un esclave qui se serait échappé via ce réseau, et cherche à le ramener dans son usine de textiles avant qu’il ne passe la frontière salvatrice du Canada.

À partir de là, le talentueux Ben H. Winters nous décrit une Amérique bien hypocrite, un monde où les États du Nord se donnent bonne conscience en refusant d’acheter des produits issus des quatre États du Sud perpétuant l’esclavage et où un système de labellisation semblable à notre actuel « Commerce équitable » existe mais où, bon, après tout, si c’est VRAIMENT pas cher… Un monde où l’esclavage est pleinement intégré au capitalisme moderne, rationalisé, managé, aseptisé pour en masquer la pleine horreur. Où certains Blancs s’improvisent sauveurs d’esclaves Noirs, mais restent surtout les maîtres penseurs de ces plans d’évasion, faudrait pas déconner hein. Où les nuances de peau sont précisément étiquetées et où les esclaves doivent garder les cheveux longs et frisés : s’agirait pas de confondre ceux dont la teinte de peau est la plus claire avec des Blancs, quand même.

Un monde donc où monsieur et madame tout le monde ont bonne conscience, parce que certaines lois interdiraient certaines formes de torture, pour le « bien-être » des esclaves, et patati et patata, alors que des atrocités sans nom sont commises dans leur pays. Et le lecteur s’aperçoit que, finalement, les conditions de travail de ces esclaves ne sont peut-être pas si différentes de celles bien réelles des ouvriers en Asie ou au Qatar. N’oublions également pas que l’esclavage moderne existe y compris dans nos pays dits « civilisés », et que nous en sommes les principaux bénéficiaires…  Une uchronie au final pas si éloignée de notre réalité qu’elle le semblerait de prime abord et où le racisme couve derrière chaque expérience banale de la vie quotidienne.

Cette pleine horreur, dont la violence morale est sans doute pire ici que la violence physique, nous est restituée en permanence par les souvenirs de Victor, par ce qu’il imagine de la vie de ses « proies », par l’abjection de son « travail » qui le pousse à tromper sans cesse, à se créer et recréer à l’infini de nouvelles identités. Car ce personnage, capable d’un mimétisme étonnant, excellent acteur, est foncièrement empathique.

Victor est un personnage principal très intelligent et à la psychologie complexe, embourbé entre ce qu’il voudrait faire, ce qu’il est dans l’obligation d’accomplir, ce qu’il sait être la réalité, ce qu’il fait croire qu’il pense et ce qu’il doit faire pour se préserver, pour survivre. Le diable est dans les détails. Est-ce qu’on se souvient du nombre de personnes qu’on a condamnées à retourner en enfer ? Est-ce qu’on se souvient de leurs noms ? Est-ce qu’on cherche à se mentir à soi-même en se faisant croire que non ? Et est-ce qu’on reste pour les voir se faire embarquer, pour affronter la réalité derrière la traque dans toute son insoutenable violence, ou est-ce qu’on part déjà vers sa nouvelle mission une fois le coup de fil passé ? Un personnage observateur, fin psychologue et manipulateur malgré lui, absolument passionnant. Un personnage qui a trop vécu et connaît trop bien la nature humaine pour croire en des lendemains qui chantent, en des changements radicaux. Un personnage cynique et désabusé mais pas déshumanisé ni dépourvu de pitié et auquel je me suis vite attachée.

Et l’auteur parvient à retranscrire, à nous faire éprouver avec virtuosité les contradictions de ce personnage, le fil de ses pensées en plus de toutes les difficultés qu’il éprouve au quotidien, toutes ces différences qui font toute la différence entre les dominants et les dominés, entre les Blancs et les Noirs et qui, ajoutées les unes aux autres, font que la vie des uns n’a pas la même valeur que celle des autres. Je ne suis ni Américaine, ni Noire, mais par les témoignages que j’ai pu lire ou entendre à droite à gauche, ça ressemble énormément à l’idée que je me fais de la réalité du racisme aux États-Unis, et sans doute en France aussi.

Les autres personnages sont également très bien construits, intéressants, perclus de nuances et de contradiction. Ici, pas de mal absolu, juste des humains avec leurs petites lâchetés, leurs égos, leurs rêves, leurs désirs, leurs actes parfois follement courageux, mais leurs aveuglements aussi. Le volet politique est tout autant réussi, avec une réécriture de l’Histoire totalement crédible, des relations internationales esquissées juste ce qu’il faut pour rester cohérentes et une actualité présente en toile de fond offrant encore un peu plus d’épaisseur au roman. J’ai qui plus est énormément apprécié le fait que l’auteur ne prenne par le lecteur par la main et lui dise quoi penser, lui dise ce qui est bien ou ce qui est mal. Il le laisse libre de s’arranger avec sa propre conscience, libre de faire ses constats et de penser ce qu’il veut de tout ça. Ce roman ne pêche donc certainement pas par manichéisme.

Au-delà de ça, le récit est excellent et, si je ne saurais affirmer que la traduction par Eric Holstein rend hommage à la plume de l’auteur (parce que je ne l’ai pas lu en VO, cqfd), je n’en doute cependant pas. Le rythme est très bien travaillé, les retournements de situation sont inattendus, l’émotion m’a prise au quart de tour lors de certains passages et, une fois commencé, je n’ai pas pu lâcher ce livre tant il est prenant. L’action est efficace, on a des sueurs froides en même temps que Victor, mais le fin du fin sont toutes ses réflexions sur sa position, son passé, la société. J’ai cependant un tout petit peu moins apprécié la fin, quand les enjeux finissent par se résoudre et que l’action prend légèrement le pas sur l’introspection. Il y a une péripétie à mon sens tirée par les cheveux tant ça me semble être un pari basé sur du rien, et une révélation qui ne m’a pas spécialement touchée alors qu’elle clôturait l’arc révélant le passé de Victor et aurait dû constituer un climax en matière d’émotions. Mais plus un roman est ambitieux et/ou se rapproche de l’excellence, plus j’en attends et plus je suis tatillonne…

Enfin, j’éprouve toujours un certain malaise quand une personne issue de la majorité dominante prend la parole pour une minorité (Ben H. Winters est un homme Blanc Américain dans la quarantaine), non pas parce qu’on serait incapable de parler de l’expérience d’un personnage qui n’a pas le même vécu que nous – c’est ce que font la plupart des auteurs à priori – mais plus par souci de ne pas confisquer la parole à des personnes réelles qui ont encore aujourd’hui difficilement voix au chapitre.

Cependant, l’auteur semble avoir pleinement conscience de cet écueil, de sa propre place et de son propre rôle dans la société et a visiblement décidé d’affronter cet incommensurable problème en ayant la position la plus juste et la plus documentée possible, sans concessions, sans héros et en faisant ce qu’il peut depuis là où il se tient. Il n’évite pas le sujet, y a pleinement réfléchi, a retranscrit ce danger de confiscation de la parole et d’appropriation culturelle dans son roman. Mais je vous invite à vous faire votre propre avis sur le sujet : lisez Underground Airlines ainsi que ses interviews sur Bepolar et Usbek & Rica, et peut-être aurez-vous un avis divergeant, auquel cas je serais ravie de l’entendre.

Ma conclusion :

  • Un livre hautement recommandable pour tout lecteur puisqu’il allie un fond solide et foisonnant, capable de nous faire regarder notre quotidien autrement, à une forme efficace
  • Un auteur pas moralisateur pour un sou, qui expose au grand jour par le biais de l’uchronie une réalité difficilement soutenable servie par des personnages très nuancés, et qui laisse le lecteur libre de s’interroger sur ses propres arrangements avec la morale
  • Un personnage principal fascinant, pris dans des filets pas possibles de contradiction et qui fait ce qu’il peut pour s’en sortir

Et sinon… On arrête quand les fringues et babioles qui ne coûtent presque rien, produites dans des conditions dont on ignore tout ?

Underground Airlines, Ben H. Winters, Éditions ActuSF, 19,90€, 436p., ISBN : 978-2-36629-931-1
Illustration de couverture par Diego Tripodi

Retrouvez d’autres avis chez Le Chroniqueur, Yogo, Boudicca, Ombrebones, MarieJuliet, Xapur, Dup et yossarian !

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