Les Furtifs – Alain Damasio

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Ils sont là parmi nous, jamais où tu regardes, à circuler dans les angles morts de la vision humaine. On les appelle les furtifs. Des fantômes ? Plutôt l’exact inverse : des êtres de chair et de sons, à la vitalité hors norme, qui métabolisent dans leur trajet aussi bien pierre, déchet, animal ou plante pour alimenter leurs métamorphoses incessantes.

Lorca Varèse, sociologue pour communes autogérées, et sa femme Sahar, proferrante dans la rue pour les enfants que l’éducation nationale, en faillite, a abandonnés, ont vu leur couple brisé par la disparition de leur fille unique de quatre ans, Tishka – volatilisée un matin, inexplicablement. Sahar ne parvient pas à faire son deuil alors que Lorca, convaincu que sa fille est partie avec les furtifs, intègre une unité clandestine de l’armée chargée de chasser ces animaux extraordinaires. Là, il va découvrir que ceux-ci naissent d’une mélodie fondamentale, le frisson, et ne peuvent être vus sans être aussitôt pétrifiés. Peu à peu il apprendra à apprivoiser leur puissance de vie et, ainsi, à la faire sienne.

Les Furtifs vous plonge dans un futur proche et fluide où le technococon a affiné ses prises sur nos existences. Une bague interface nos rapports au monde en offrant à chaque individu son alter ego numérique, sous forme d’IA personnalisée, où viennent se concentrer nos besoins vampirisés d’écoute et d’échanges. Partout où cela s’avérait rentable, les villes ont été rachetées par des multinationales pour être gérées en zones standard, premium et privilège selon le forfait citoyen dont vous vous acquittez. La bague au doigt, vous êtes tout à fait libres et parfaitement tracés, soumis au régime d’auto-aliénation consentant propre au raffinement du capitalisme cognitif.

C’est peu de dire que le troisième roman de l’auteur français Alain Damasio, Les Furtifs, paru aux éditions La Volte, était attendu. Avec La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent, il a durablement marqué ses lecteurs par l’inventivité de son langage, son exigence ouverte et des récits jusqu’au-boutistes, beaux à pleurer, puissants à couper le souffle.

Alain Damasio, c’est également une pensée politique et philosophique fortes. Dénonciateur des sociétés de contrôle et du mal qu’elles font aux liens entre humains et humains, entre humains et nature, Deleuzien plus que conquis, il ne fait pas mystère de l’inspiration qu’est pour lui ce philosophe. Passionné par le vivant, ses récits constituent peut-être autant de quêtes de soi pour ses personnages, de recherche autour de ce que c’est qu’être vivant. Quelles seraient les multiples -et infinies ?- façons d’être en vie. Rajoutons à cela des personnages puissants, déchirants et des dialogues de haute voltige, et vous obtenez, à mon sens, l’un des meilleurs auteurs de ce début de XXè siècle.

Les Furtifs, donc. Un univers qui a commencé à germer en l’auteur il y a une quinzaine d’années. Dans un futur proche pas si improbable que ça, où les villes ont été rachetées par des multinationales, où chaque citoyen possède une bague et un abonnement lui permettant, suivant son niveau, d’accéder ou non à certains lieux, Lorca Varèse devient chasseur de furtifs, poussé par une intuition profonde à croire que sa fille, Tishka, disparue deux ans auparavant, est partie avec ces étranges créatures dont nul ne reconnaît officiellement l’existence.

Avant de poursuivre votre lecture, sachez qu’il va m’être très difficile de parler de ce roman sans mentionner certains éléments qui pourraient vous divulgâcher des bribes de récit. Je vais essayer de restreindre cela tant que possible mais, si vous souhaitez vous attaquer à la lecture du roman vierge de tout savoir, ne lisez pas la suite.

Tout au long de ce roman que l’on suit du point de vue de plusieurs protagonistes, l’auteur fait preuve d’une inventivité folle. Son travail sur l’organisation de cette société ultralibérale et les micro-sociétés qui cherchent à la désorganiser et à réinventer l’espace de ville, sur l’univers sonore, tout simplement primordial, essentiel et qui prend une dimension que l’on n’aurait pu imaginer, sur les furtifs -ces créatures dont il est difficile de parler sans divulgâcher-, et le texte en tant que matériau brut à travers la ponctuation, les sonorités des phrases, la façon dont il joue et transforme les mots est juste gargantuesque. Son travail sur le rythme du récit donne également lieu à de nombreux moments de grâce, dont le premier chapitre, époustouflant.

L’auteur nous offre ici aussi une ode au vivant, à la nature et à l’évolution, aux mutations, au changement. Qui plus est, certaines scènes (pour toute personne ayant déjà bien entamé le livre et sans spoiler les autres, je pense aux scènes d’écoute) ne pourront que toucher et véritablement enchanter les personnes capables d’observer avec émerveillement leur chat pendant des heures, en étant étonné par la richesse des interactions tissées entre l’humain et l’animal non humain, par le biais de sons et de codes sans cesse réinventés. Une communication sans mots mais pleine de sonorités.

Les Furtifs est donc une oeuvre très intéressante, riche, prenante et ambitieuse. Ambitieuse par le nombre d’éléments traités, par la masse d’idées et d’informations que l’auteur essaie de faire passer, par le fond comme par la forme de son récit, qu’il relie de façon intrinsèque. Peut-être à mon goût trop ambitieuse pour pouvoir s’exprimer pleinement, avec jusqu’au-boutisme et l’exigeante recherche de l’absolu en 689 pages.

Tout d’abord, bien entendu, de nombreux enjeux contemporains ne sont pas ici retranscrits, ou alors très brièvement évoqués, l’auteur ayant fait le choix d’en développer certains au détriment d’autres. Si cela m’a dérangée durant le premier quart du roman, j’ai ensuite décidé de voir le récit comme prenant place au cœur d’un monde imaginaire inspiré fortement par le nôtre, et le problème fut réglé.

Ensuite, pour moi, la diversité des sujets traités en 689 pages se fait parfois au détriment du récit lui-même, de l’approfondissement de certains sujets, de la cohérence de certaines explications faites de bouts de ficelles et non de lignes solides, de la trace historique cachée laissée par les furtifs et même de la complexité des personnages et j’ai eu la sensation que certaines parties étaient un peu « forcées » et me sortaient du récit pour exposer certaines idées de sociétés par exemple, comme intégrées au forceps. Non pas que cela soit inintéressant, bien au contraire, mais cela aurait peut-être pu être intégré de façon plus fluide. Avec plus de temps. Et plus de pages, forcément.

J’ai également éprouvé un manque de « vie » entre les nombreux chapitres haletants, magnifiques, prenants. Comme si les personnages avaient manqué de respiration entre les scènes qui font à proprement parler avancer le récit (alors que des semaines s’écoulent parfois), si bien que je n’ai absolument pas compris l’évolution de certains d’entre eux. Je ne suis pas entrée dans leur psychologie, restée à la marge de leur monde intérieur et ils n’ont pas pris vie devant mes yeux, restant de vagues caricatures lointaines, ce qui est dommage car on sent un gros potentiel. Certains, à l’image de Gorner, m’ont même semblé sortir un peu de nulle part. Quant à Lorca et Sahar, leur dimension presque messianique m’a gênée par moments. Le couple blanc, très éduqué, intéressant, généreux, ouvert, désireux d’apporter son savoir aux gens dans le besoin, désintéressé, idéal en fait, qui a transformé par son intelligence tant de vies que des centaines de personnes sont prêtes à risquer beaucoup pour eux, c’est un peu trop pour moi.

Enfin, quelque chose de très personnel m’a par moments maintenue « en-dehors », il s’agit du rapport amoureux entre Lorca et Sahar et du récit familial autour de Tishka. Une grande partie de l’émotion véhiculée par cette histoire se fait autour du rapport parents-enfant, et, étant peu sujette à l’émerveillement parental, je suis passée à côté. Mais aucun doute que des personnes avec un instinct maternel ou paternel plus prononcé puissent se projeter beaucoup plus aisément et même passionnément dans le côté « histoire familiale » du récit et en être profondément ébranlées et touchées.

Ce qui m’a cependant le plus gênée, c’est l’absence d’un personnage « normal ». Alain Damasio privilégie les récits polyphoniques car cela permet la multiplicité des points de vue. Mais ces personnages sont tous exceptionnels, chacun en son domaine. Artistes de la pensée, du son, de l’image. Pas de Madame ou Monsieur tout le monde, pas de place à la médiocrité, à la personne moyenne, qui vit dans la société sans peut-être se poser plus de questions que cela parce que l’habitude, parce qu’il faut bien se nourrir, parce qu’à quoi bon, y’a pire ailleurs. Et cela aurait été diablement intéressant, de voir une partie des événements se dérouler à travers le regard d’une Madame ou d’un Monsieur tout le monde.

Mon expérience durant la lecture des Furtifs est donc un peu semblable aux montagnes russes. Des moments d’émerveillement absolus. Des moments d’incompréhension, de flottement. Des moments d’ennui relatif (jamais bien longs). Des moments de grâce très poétiques.

Et, même si j’émets des réserves et si je critique négativement certains éléments, ils sont à mettre en miroir avec l’immense ambition du récit et avec tout le positif, la créativité, l’inventivité, la relation forme/fond, la musique des mots, les idées bonnes à prendre qui fourmillent page après page et que je ne développerai pas plus car, d’une, pas envie de vous gâcher le plaisir, et de deux, cela m’est tout simplement impossible tant ce positif est vaste et complexe. Et un auteur a plus de risques de devoir laisser des éléments de côté quand il s’attaque à la création d’une oeuvre aussi dense, quand il créée quelque chose de très neuf, que quand il reste bien au chaud sur ses bases en utilisant des ficelles éculées. Les Furtifs est, à mes yeux, un succès et l’un des meilleurs livres que j’ai pu lire les dernières années.

Donc, à lire. Dans tous les cas. Et si vous en avez l’occasion, allez écouter Alain Damasio et Yan Péchin lors d’une lecture-concert « Entrer dans la couleur » autour des Furtifs. Pas besoin d’avoir lu le roman, les passages-morceaux sont suffisamment courts et ciblés pour ne pas divulgâcher grand chose. Sachez seulement que le texte prend une toute autre dimension et que l’émotion vous frappe de plein fouet avec la puissance de la musique alliée à la puissance du texte dit. C’est une expérience qui marque, fait vibrer, à côté de laquelle il ne faut pas passer.

En résumé :

  • Un roman terriblement ambitieux sur le fond comme sur la forme
  • Pas toujours à la hauteur de ses ambitions sur le fond
  • Mais malgré tout un indispensable, fourmillant de bonnes idées et de concepts qui poussent à réfléchir !

Je vous laisse avec les premières pages.

Les Furtifs, Alain Damasio, Éditions La Volte, 689p., 25€, ISBN : 978-2-37049-074-2

Pour d’autres avis, ça se passe également chez Le Chroniqueur, Boudicca, Just a Word, Oriane et Kellen.

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